mercredi 7 avril 2010

Wikileaks : comme une embuscade dans la jungle de l'info !


 

"Porter la plume dans la plaie"...Entre pression économique, diktat du marketing éditorial et démission déontologique d'une profession éparpillée façon puzzle par la crise de la presse, l'idéal journalistique tel que l'avait défini Albert Londres dans les années 30 est devenu l'exception aujourd'hui. Mais le journalisme d'enquête et d'investigations, de vrais scoops et de révélations - celui que le manifeste de "Libération" définissait en 1973 comme "une embuscade dans la jungle de l'information" - est peut-être en train de renaître "dans ses marges", comme dirait mon confrère blogueur Narvic. Tout comme le Gonzo, ce journalisme de récit hors-cadre cher à Hunter S. Thompson...
Mon optimisme tout relatif à propos de cette renaissance possible du métier dans son expression la plus noble et la plus radicale trouve sa source dans ma découverte - récente je l'avoue - de Wikileaks.org : un site d'information participatif dont la vocation est de diffuser des documents sensibles, top secret, confidentiel défense...généralement refusés par les grands médias qui pratiquent de plus en plus l'autocensure pour des raisons économiques ou politiques.  Depuis 2006, Wikileaks a pris le maquis de l'info en transposant au journalisme d'aujourd'hui la parabole de Mao : comme un poisson dans l'océan numérique du World Wide Web...
Son dernier fait d'armes : la diffusion d'une vidéo titrée "collateral murder" ce lundi 5 avril montrant une effroyable bavure de l'armée américaine en Irak. A savoir l'attaque au canon de 30 mm par deux hélicoptères Apache d'un groupe de civils supposés armés, parmi lesquels figuraient deux employés de l'agence Reuters portant un appareil photo equipé d'un zoom (confondu avec un lance-roquette RPG). Bilan : une dizaine de morts, dont le photographe et son chauffeur. Et deux enfants gravement blessés lors d'un raid visant le véhicule qui portait secours aux civils pris pour des insurgés. Ces images sont terrifiantes, tout comme les commentaires des pilotes.
«Permission d'ouvrir le feu ? Roger»...Après la fusillade, l'un d'eux constate qu'il y a «un tas de cadavres» au sol. «Regarde moi ces pourritures crevées», ajoute-il. «Chouette», réplique son coéquipier. La conversation s'achève ainsi à l'annonce du "body count" fait par les troupes au sol: «ils n'ont qu'à pas emmener leurs gosses au combat»...
Regardez plutôt:



Le Pentagone aurait bien voulu voir ces images datant de 2007 rester classifiées. Mais il y a une fuite au sein même de l'US Army puisque la vidéo a été tournée par la caméra de l'un des hélicoptères. C'est tout le concept de Wikileaks : quand une institution cherche à étouffer par tous les moyens un fait ou une affaire qui risque de faire beaucoup de bruit, ce site franc-tireur répond présent. Mais c'est l'éternel combat du pot de fer contre le pot de terre : initialement diffusée sur YouTube,"collateral murder" a été visionné quatre millions de fois (au dernier décompte) avant d'être retiré du site de vidéo de Google pour "contenu inapproprié". Avant même cette affaire, Wikileaks aurait même été déclaré "menace pour l'armée américaine". Et un rapport de la CIA datant de mars recommanderait purement et simplement la fermeture du site. Mais dans l'immédiat, l'objectif a été atteint : malgré les pressions (un membre de Wikileaks aurait été menacé avant la diffusion de la fameuse vidéo), les images ont été portées à la connaissance du public, reprises un peu partout par les grands médias (libérés pour le coup de toutes préventions), et les militaires américains ont été sommés de s'expliquer sur cette énième bavure meurtrière. Ils "examinent" actuellement la vidéo...
Mais qui se cache donc derrière Wikileaks ?  Une fondation comme Wikipedia ? C'est tout comme : un organisme à but non lucratif baptisé The Sunshine Press et qui est financé exclusivement par des dons de "défenseurs des droits de l'homme, de journalistes d'investigation, de technophiles et de citoyens", explique Wikileaks sur sa homepage. Le site qui invite à payer via Paypal et d'autres solutions de paiement a déjà levé 370.000 $ depuis le début de l'année et a besoin de 600.000 $ pour fonctionner en année pleine. Nul doute que la vidéo "collateral murder" a du susciter de nouveaux dons. D'autant que cette ONG journalistique a aussi son infatigable prêcheur : l'australien Julian Assange que l'on voit ici interviewé par la chaîne d'info du monde arabe Al-Jazeera. Il explique avoir voulu montrer "ce qu'était vraiment la guerre moderne"...




Quant au fonctionnement de Wikileaks il pose évidemment de nombreuses questions.
Par essence, les documents sont souvent fournis par ses sources anonymes...ouvrant la voie à de possibles manipulations. Mais le site assure procéder à toutes les vérifications nécessaires avant publication, en s'appuyant notamment sur un réseau de journalistes professionnels.  Il fait aussi appel à des spécialistes de l'image et même à des casseurs de codes quand les documents sont cryptés. Parmi ses autres faits d'armes, la publication des règles d'engagement des troupes américaines en Irak, des documents sur Guantanamo et plus récemment d'une note de la CIA expliquant comment inciter les pays européens à envoyer plus de troupes en Afghanistan (pour plus de détails allez voir sur le site)... 
Autre question, comment Wikileaks peut-il garantir  la confidentialité à ses sources quand on connaît la puissance de l'appareil de renseignement américain ? Attaqué une centaine de fois en justice en quatre ans d'existence, le site n'a jamais balancé ses sources. Sur le plan technique, il est pour l'heure hébergé en Suède, pays célèbre pour son Parti des Pirates où était d'ailleurs basé le site illégal d'échange de fichiers The Pirate Bay. Mais Wikileaks aurait pris soin de disséminer ses informations sur d'autres serveurs, un peu comme on mettrait des documents compromettants dans plusieurs coffres de banque... Mais ces précautions sont sans doute dérisoires face aux coups tordus de la CIA et aux grandes oreilles de la NSA. Wikileaks espère donc trouver asile dans un pays qui garantirait réellement la liberté d'informer et la protection des sources : l'Islande peut-être...
Alors Wikileaks est-il vraiment "le futur du journalisme" comme l'espèrent certains ? Peut-être pas. Mais c'est sûrement une arme pour tous ceux, journalistes ou citoyens, qui cherchent encore la vérité derrière le miroir, surtout quand elle dérange. Et le Web participatif d'aujourd'hui a cela de magique qu'il devrait susciter d'autres vocations pour créer "un, deux, trois Vietnam" de l'info envers et contre le renoncement journalistique ambiant.
Jean-Christophe Féraud

2 commentaires:

  1. On peut aussi être un peu plus optimiste et voir dans WikiLeaks une stratégie de contournement : là où certains médias seraient gênés aux entournures pour révéler une info (sur leur actionnaire, ou sur un gros annonceur), la stratégie grandiloquente de Wikileaks (conférence publique, mystère et tout le toutim) peut éventuellement permettre aux journalistes de traiter l'information avec l'angle vaguement innocent du "spectaculaire", façon "oh la vache vous avez vu ce que WikiLeaks vient de révéler ?".

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  2. en matière de marketing éditorial dont tu parles, tu devrais t'amuser à lire cela : http://www.theinquirer.fr/2010/04/07/billets-sponsorises-la-difficile-monetisation-de-laudience-dun-blog.html

    wikileaks me donne l'espoir de voir émerger plus d'infos via des médias alternatifs non financés par des intérêts commerciaux...

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