dimanche 16 janvier 2011

"Total Recall", votre vie numérisée pour l'éternité ?


En fondant la Bibliothèque d'Alexandrie en 288 avant JC, Alexandre le Grand nourrissait le projet fou de conserver tout le savoir de l'humanité depuis l'invention de l'écriture à Sumer et Babylone. Sous l'empire romain et au plus haut de sa gloire, cette merveille de l'Antiquité compta jusqu'à 700.000 volumes sur papyrus et parchemins...avant d'être détruite et pillée par les disciples chrétiens du dernier des Ptolémée en l'an 642 comme le raconte le récent peplum "Agora". Les savants et philosophes furent expulsés et toute cette mémoire partit en fumée, plongeant le monde dans l'éclipse intellectuelle et scientifique du bas moyen-âge. A l'époque nulle copie de sauvegarde n'était disponible...
Mais quinze siècles plus tard, le saut technologique quantique permis par la révolution numérique rendrait presque palpable le rêve de garder pour l'éternité la mémoire de chaque être humain né sur cette Terre !
 L'homme est poussière et retournera à la poussière, mais ses souvenirs resteront gravés sur silicium dans une quête si humaine d'éternité. Les pharaons et Alexandre en rêvaient...Microsoft va le faire. C'est en tous cas le projet fou de Gordon Bell, un chercheur vétéran de la firme qui a entrepris en 1998 de numériser tous ses écrits, puis d'archiver sur disque dur chaque jour de sa vie en photographiant, scannant, enregistrant méthodiquement tout ce qu'il voyait, mangeait, lisait ou ressentait. Baptisé "MyLifeBits" ("mes bouts de vie"), cette vaine tentative de se constituer une e-mémoire est devenue un livre, qui vient de sortir en France chez Flammarion sous le titre "Total Recall". Une allusion bien sûr au film de Paul Verhoeven adapté d'une nouvelle du grand Philip K.Dick ("We can remember it for you wholesale"). Sauf que dans le film, la société Rekall vend des faux souvenirs qu'elle implante dans la mémoire de ses clients. Alors que Gordon Bell et son assistant Jim Gemmell prétendent vous aider à vous constituer votre propre mémoire électronique avec un véritable manuel: "imaginez que vous ayez accès, d'un simple clic, à toutes les informations reçues au cours de votre vie", résume l'incontournable Bill Gates qui préface le livre.
METHODE ET LIFELOGGING

Mais avant d'en arriver là, il vous faudra donc : 
1. vous équiper du matos nécessaire (ordinateur, scanner, smartphone faisant appareil-photo-vidéo-GPS...)
2. numériser et sauvegarder maniaquement toutes vos archives personnelles (carnets d'adresse, documents administratifs, photographies, livres lus, musiques écoutées, mails échangés etc...)
3. vous convertir (ainsi que vos proches, votre employeur etc...) au "lifelogging", à savoir l'enregistrement en continu de votre quotidien sous forme de photos, fichiers audio, vidéos, parcours GPS...)
4. Et ce n'est pas le moins fastidieux, organiser soigneusement votre "e-mémoire" en classant le tout suivant une arborescence chronologique parfaite.

Explication rapide dans cette vidéo promotionnelle made in Microsoft:

Oui, imaginez un truc de dingues qui vous empêche finalement de vivre votre vie, de goûter l'instant présent, de savourer le fragile instant de bonheur d'une caresse de soleil sur le visage au premier jour du printemps car vous serez trop occupés à shooter les premiers bourgeons sur les arbres, ces gosses qui jouent devant vous, cette grappe de jeunes filles en fleur, tout en parlant tout seul pour noter-enregistrer vos impressions ! Qui n'a pas expérimenté l'impression de passer à côté de l'instant à force de trop vouloir le capturer en photo ou vidéo ? Bien sûr Gordon Bell nous promet pour bientôt une automatisation de ce fastidieux processus de sauvegarde mémorielle à force de mini-caméra incorporée aux vêtements, de GPS intégré à votre terminal portable préféré permettant de restituer fidèlement vos impressions et vos sentiments, de retracer vos moindres pas. Mais au fait à quoi rime tout cela ? Que fera-t-on vraiment de cette masse de souvenirs numérisés ? L'auteur avoue avoir stocké 261 gigaoctets sur son unité centrale, plus une centaine d'autres gigaoctects sur des serveurs extérieurs...Plus qu'il n'en aurait fallu pour sauver la bibliothèque d'Alexandrie consacré à un seul homme, si brillant soit-il ? N'est-ce pas un peu vain et pathétique ? Sauf à en faire un happening artistique et politique comme Hasan Elahi, qui soupçonné à tort d'activités terroristes aux etats-Unis,  a décidé d'enregistrer sa vie en life-logging. Un geste militant en forme de pied de nez à la surveillance dont il est l'objet. A lire ici sur Owni.

 DEVENIR FOU DE NOSTALGIE
Et un souvenir numérique vaut-il vraiment un vrai souvenir palpable ? La sensation d'un joli galet rond roulant dans votre main en souvenir d'un weekend en amoureux avec la femme de votre vie...est-ce que cela peut-être digitalisé ? Est-ce que cela tient sur une clé USB ? Et puis comment gérer cette fantastique masse de données sans l'oublier...ou devenir fou de nostalgie, obsédé par le passé, incapable de vivre à l'instant présent ? Dans une récente critique consacrée à ce livre "Total Recall", "Le Monde" évoquait la nouvelle de Borgès "Funes ou la mémoire":  ou comment un jeune homme acquiert par accident le don de mémoire totale et en perd la raison, incapable de penser et vivre sa vie au présent tout en gérant ses souvenirs infinis... 
 Alors faire oeuvre de mémoire oui, bien sûr. Mais pas de manière industrielle, robotisée, déshumanisée...Dans ce récent billet, "Autant en emporte nos images", je disais ma nostalgie de la photo argentique qui obligeait à choisir minutieusement l'instant, la pose, l'exposition, la vitesse d'obturation pour faire LE cliché souvenir qui vous fera sourire encore dans 20 ans: "Nous prenions des clichés pour garder le souvenir d'une bulle spatio-temporelle de bonheur, laisser un témoignage de nos fragiles existences, transmettre la mémoire familiale, témoigner de l'histoire en train de se faire...bref sourire à la vie et dire merde à la mort..."Aujourd'hui ce n'est plus pareil, ça change, ça change comme chantait Boris Vian dans la "Complainte du Progrès": "Prendre non pas une, mais dix mais cent photos sans y penser. Les transmettre en quelques secondes d'un appareil numérique ou d'un smartphone sur l'écran d'un ordinateur, d'une tablette ou d'un téléviseur. Faire défiler paresseusement des centaines de clichés, stockées sur son PC, cocher ce qui nous plait, retoucher le cliché comme un chirurgien photoshop de l'image, diffuser une beuverie d'un soir ou un souvenir de vacances sur le réseau d'un clic et l'oublier immédiatement...". Pardon je m'autocite encore.

 E-MEMOIRE ET TRANSHUMANITE

Mais tout à son scientisme geek béat, Gordon Bell balaye, zappe presque toutes ces interrogations : "Total Recall va bouleverser le fait même d'être humain. A terme, l'avènement de ce programme constituera pour al prochaine génération un changement aussi important que l'ère numérique l'a été pour la notre", prédit-il. Et nous revoilà partis dans le délire flippant de la "transhumanité" cher à Google, le meilleur ennemi de Microsoft...il n'y a pas de hasard. "Ce que nous essayons de faire c'est de construire une humanité augmentée, nous construisons des machines pour aider les gens à faire mieux les choses qu'ils n'arrivent pas à faire bien (...) Google veut-être le troisième hémisphère de votre cerveau", prophétisait récemment le patron de la Firme, Eric Schmidt. J'en parlais dans ce billet.
Pire l'auteur, qui dit avoir eu l'idée de "MyLifeBits" pour se "débarasser totalement du papier", élude carrément la question centrale de la possibilité d'une e-surveillance de nos vies numérisées par l'Etat et ses pseudopodes policiers arpenteurs du Net: "Comment ne pas craindre, par exemple, que le gouvernement nous espionne par le biais de nos e-souvenirs ?", se demande-t-il benoîtement. Comment en effet ne pas craindre d'être fliqué jusque dans notre intimité mémorielle quand déjà les caméras de surveillance scrutent nos villes et nos vies comme autant d'yeux inquisiteurs (voir la carte des 1300 nouvelles caméras prévues en 2011 à Paris sur Owni) ?

MA VIE FOSSILISEE ?
Et bien Gordon Bell et son co-auteur Jim Gemmel  ne craignent pas "Big Brother" et son "Brave New World". Normal ils travaillent pour Microsoft. Ils nous promettent la main sur le coeur un "Little Brother" qui serait chacun d'entre nous: "la face démocratique d'une société de surveillance globale dans laquelle les moyens d'enregistrement, au lieu d'être aux mains d'une autorité centrale unique, sont partagés entre des millions d'individus". Tu parles Charles, moi je préfère garder mes souvenirs pour moi. Et si possible sous forme de vraies choses analogiques: une photo prise à Paros dans les Cyclades un été 1990 où le bleu Klein de l'azur claque sur la blancheur des maisons chaulées; le galet rond d'Etretat dont je vous parlais plut haut; un brin de lavande cueilli un jour en montagne par ma fille aînée; une mèche des cheveux blonds de sa cadette...et tant d'autres choses palpables, exhalant un parfum de douce nostalgie, un moment de bonheur, de grâce ou d'amour que jamais la numérisation ne pourra exprimer autrement que par une pâle copie fantôme.
"Après votre mort, le corpus d'informations ainsi constitué permettra même la création d'un 'vous' virtuel. Vos souvenirs numériques et les traits de votre personnalité, sous forme fossilisée, formeront un avatar avec lequel les générations futures pourront converser", fantasment les auteurs. Ou comment accéder au désir si humain d'immortalité, le vieux rêve d'Alexandre et de Pharaon, la boucle est bouclée. Pour ma part, je ne sais si j'ai envie de finir sous forme d'hologramme 3D, radotant méthodiquement ma vie fossilisée dans un cimetière numérique. Je préfèrerais je crois laisser des choses de moi comme un jeu de piste, des écrits, des photos, des vidéos façon puzzle. A exhumer patiemment, sûrement pas en un clic. Si cela intéresse l'un de mes descendants ou quelqu'un d'autre. Et si demain surtout, on a encore la patience de donner le temps au temps des souvenirs...
Jean-Christophe Féraud

8 commentaires:

  1. C'est parce que l'on oublie. Que l'on se souvient. La mémoire humaine n'a rien à voir avec le numérique. Le cerveau avec un ordinateur... Il faut le répéter encore et encore, en ces temps des nouveaux crétinismes. On ne "stocke" rien dans la cerveau. Tout au contraire... Je sais, c'est pas évident à comprendre. Le cerveau à cette propriété qui est inverse aux machines intelligentes, qu'il doit être vidé pour se remplir.
    Laissons donc, les capitalistes voir dans la mémoire, un bien "accumulable". Un de plus ;)

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  2. A une époque, en effet, il était compliqué de faire et d'archiver à la fois, ce qui fait qu'invariablement, c'était foireux.
    On ne peut pas faire évoluer le système et le mesurer de puis l'intérieur en même temps.
    Aussi, à bien y réfléchir, à la première question que posait Twitter ("what are you doing ?"), une personne honnête devait répondre : "tweeting"...
    Ce qui est le plus effrayant dans Total Recall, ce n'est peut-être pas la (re)constitution de mémoire. Mais sa marchandisation par une entreprise.

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  3. Timothy Leary avait lui aussi caressé l'idée de digitaliser sa mémoire (voire sa conscience) sur le Net.

    Article très intéressant, merci.

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  4. Dans la continuité, je recommanderais le visionnage de la série "Caprica" ou l'on a des avatars crées justement à partir des données numérisées...

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  5. Je crois qu'il y avait eu une start-up française, il y a environ 2 ans, qui avait tenté de lancer un service similaire - où l'on pouvait enregistrer ses "mémoires" au fil de sa vie (sous forme de vidéos stockées sur un serveur) pour nos descendants.
    Ce concept d'archiver, organiser un maximum de bribes de nos vies est peut-être consacré par les réseaux sociaux, où l'on a pris l'habitude d'exposer une bonne part de nos vies...
    Mais pas sûr que les individus acceptent de confier la part la plus intime de leurs vies - leur mémoire, leurs souvenirs, leur histoire personnelle - à une multinationale. Une idée effrayante, d'ailleurs récurrente dans les films de science-fiction.

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  6. Depuis que j'ai un appareil numérique, je prends beaucoup de photos, oui, mais pas "sans penser" !! ce n'est pas parce qu'on prend beaucoup de photos qu'on n'y pense pas *intensément* à chaque clic, clic après clic, même, au plus près de la vie, de la lumière qui décline, du mouvement de sa pensée. Je ne comprends pas pourquoi est associée ici la "longueur" de la prise de vue avec la qualité, et la rapidité avec la nullité, voire "paresse" (!) photographique.
    Cela dit, j'ai beaucoup apprécié le reste de l'article, qui souligne bien les questions métaphysiques inhérentes au sujet.

    ALiCe__M

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  7. Angoisse de l'homo digitalus devant cette injustice : les 0 et les 1 immortels (voire, d'ailleurs...), leur inventeur, lui, caduque. Mais parfois, à la fin de l'été, on peut se laisser aller au fantasme inverse, à la joie de se sentir sable qui glisse entre les doigts, arbre qui sent déjà la fin de saison jusqu'au bout de ses feuilles. Et, avec Borges justement, laisser affleurer cet état où l'on se souvient de choses impossibles, comme de "haber muerto peleando, en una esquina del suburbio". ("d'être mort au cours d'une rixe, au coin du faubourg"). Tout doit disparaître...

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  8. Voici un billet qui devrait t'intéresser et nourrir nos réflexions : http://www.siliconmaniacs.org/autopsie-de-limmortalite.

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