lundi 15 mars 2010

"Twitter est une drogue dure pour les journalistes"


"Est-ce que bloguer c'est tromper ?" : quand Nicolas Celic, lui-même blogueur et grand
utilisateur de Twitter m'a proposé une interview tournant autour de cette question à la Thierry Ardisson, j'ai accepté sans hésiter. L'occasion d'expliquer un peu mon travail de journaliste-blogueur et de faire un bilan après six mois d'expérience tout en évoquant l'impact des nouveaux médias sociaux sur mon métier. 
Twitter est en train de nous transformer en véritables junkies de l'info, bloguer c'est de l'esclavage consenti...Morceaux choisis de cet échange initialement publié sur le blog SmallTalk de l'agence 3D Communication.

Quel est l'impact des "nouveaux médias" (blogs, Twitter, agrégateurs etc...) sur vos habitudes de journaliste ?
L'explosion des médias sociaux et l'avènement de l'internet temps réel c'est avant tout une formidable accélération pour les journalistes : nous sommes soumis à une avalanche d'infos...ou d'intox qu'il faut analyser, hiérarchiser, classer, décider de traiter ou non. Avec Facebook, Twitter, les blogs tout le monde devient producteur ou relais d'informations : notre métier c'est plus que jamais faire le filtre, le médiateur pour raconter la bonne histoire, interagir avec les lecteurs qui risquent de perdre le fil et le sens de l'actualité. L'info sur le Net est terriblement redondante et en même temps on ne sait plus ou donner de la tête. Pour exister dans ce flux, le journaliste doit beaucoup plus qu'hier vérifier ce qu'on lui raconte, mieux angler ses papiers, soigner l'écriture, raconter l'histoire qu'on n'a pas vu ailleurs et bien sûr sortir de vraies infos. Avec le numérique qui fait de la presse une sidérurgie 2.0, l'imprimé qui devient peu à peu obsolète, le journalisme doit aussi faire sa révolution. C'est très Darwinien : évoluer, intégrer les nouvelles technologies ou mourir...
Twitter : un ami, un concurrent, une perte de temps ?
Une drogue dure ! Un journaliste du "New Yorker" a écrit un papier qui a fait le tour de la blogosphère : "Twitter is like crack for media addicts". Je confirme. J'ai toujours un oeil sur Twitter sur mon PC au journal ou chez moi, sur mon iPhone dans le métro ou au resto, du matin au soir. Mes collègues et ma famille hallucinent. Quand je pars en vacances il me faut bien deux-trois jours pour décrocher ;-) Twitter a fait passer l'info à l'ère du temps réel, c'est sans retour. Mais avec un peu d'organisation et de recul, on peut s'en faire un formidable allié pour choisir et filtrer ses sources, s'en servir comme d'une vigie. Twitter est devenu presque plus important pour moi que les fils AFP ou Reuters car je sais qui m'alerte et quelle est sa crédibilité. On arrive assez bien à faire le tri entre l'info et la rumeur en 140 signes et il y a des articles ou des billets de blogs que je n'aurais jamais vu sans Twitter. C'est une véritable moissonneuse à liens qui a fait passer la collecte de l'info sur internet à l'ère industrielle ! Enfin et ce n'est pas rien à l'heure où les vieux médias vacillent, Twitter est aussi un formidable accélérateur pour diffuser ses articles, faire connaître son travail, ou en chercher. Le" journaliste marque" je n'y croyais pas, ça me rebutait culturellement. Mais là encore on y vient, car les lecteurs sont demandeurs : sur internet, ils suivent des médias mais aussi des journalistes et des blogueurs qui deviennent eux-aussi des micro-médias.

Votre blog : Un choix ? Une contrainte ? Quelle liberté dans sa ligne éditoriale ?
Une révélation. Je fais quelque chose de nouveau tous les trois ans : du quotidien, du magazine, de l'encadrement. Ca m'est tombé dessus tout d'un coup en septembre 2009 : j'avais besoin d'écrire plus freestyle, dépasser le cadre traditionnel du journal et de la rubrique high-tech/médias que je dirige. Sur mon blog, je peux essayer des tas de choses : billets d'humeur, papiers moins économiques et plus sociétaux, reportages, portaits, business stories, chroniques culturelles, débat d'idées...avec une plume forcément plus personnelle et un peu plus déliée. Je suis le metteur en scène de mon info, pour la titraille, l'illustration et surtout je n'ai pas de contrainte de place ! Contrairement à ce qu'on raconte sur internet il ne faut pas forcément écrire court pour être lu : il faut essayer d'écrire mieux, raconter une histoire, toucher le lecteur... Pour ce qui est la liberté éditoriale, je ne me pose pas trop de questions tant que mon info est sérieuse, recoupée, validée. pas de rumeurs bullshit, pas de mise en cause personnelle gratuite...Comme blogueur, je ne travaille pas différemment que quand je suis journaliste aux "Echos".  Mais c'est vrai qu'en tant que citoyen-blogueur, je me permets un peu plus de donner mon avis. De toute façon, l'objectivité journalistique n'existe pas, seule compte l'honnêteté ou ce qui s'en rapproche...

Faut-il être schizophrène pour mener de front une vie de journaliste et un blog ?
Complètement schizo ! Mais j'essaie de cloisonner : à la rédac j'ai des responsabilités alors je pense collectif, quand je blogue je joue forcément perso. J'ai l'hémisphère droit qui pense journal et le gauche blog...sans arrière pensées ;-) Je réserve mes infos exclusives aux "Echos" qui m'emploie, et mes humeurs à Mon écran radar. Et j'écris mes billets chez moi tôt le matin avant d'aller travailler, tard le soir ou le week-end dans la mesure où ce blog ne fait pas (encore ?) partie de mes missions au journal...

Quelles sont les réactions au sein de votre rédaction depuis que vous avez lancé ce blog ?
Disons que je passe sans doute pour un drôle d'oiseau car je suis l'un des premiers journalistes à avoir lancé son blog perso aux "Echos". Un journal c'est un travail d'équipe mené par une collection d'égos qui se manifestent plus ou moins. Quand quelqu'un sort du rang et devient un peu son propre média, ça peut déranger certains. Mais j'ai eu bien plus d'encouragements que de reproches. Et les journalistes sentent bien aujourd'hui que c'est dans le numérique que ça se passe.

Quel est votre rapport avec vos lecteurs depuis que vous bloguez ?
J'ai enfin trouvé ce contact avec le lecteur que je recherchais depuis 20 ans : les gens réagissent, vous engueulent ou vous félicitent. Il faut répondre, argumenter. Interagir ça aide aussi à apprendre encore, à corriger ses erreurs, à améliorer un billet, à revenir sur l'info...

Ce blog dans 5 ans ? Un jouet cassé, votre activité principale, un joli souvenir ?
Mon activité principale je pense, mais sous une autre forme plus collective : je verrais bien ce blog s'ouvrir, devenir un agrégateur d'infos et de contributions. Sur Mon écran radar pourrait devenir "Sur Notre écran radar", une sorte de réseau social journalistique que je dirigerai tel un despote éclairé ;-)

Dernière question : de quelle personnalité, vivante ou disparue, contemporaine ou non, aimeriez-vous lire le blog ?
Sans hésitation aucune : Hunter S. Thompson, l'inventeur du "gonzo journalisme", pour sa plume hallucinée, sauvage et totalement libre. Il utilisait certaines substances pour libérer son écriture mais c'était surtout un rebelle et un poète à la fois dans sa manière de travailler. il se définissait lui-même comme journaliste et hors la loi ! Ca a plus de gueule que "Forçats de l'info" ou ou "OS du Web" non ? Thompson est surtout connu pour l'adaptation cinématographique de "Fear and Loathing in Las Vegas" (Las Vegas Parano) mais il a écrit des textes formidables plus proches du roman journalistique que du journalisme à la chaîne que l'on connaît aujourd'hui. Il est mort en 2005 mais je rêverai de savoir ce qu'il penserait de notre époque et de son actualité.

5 commentaires:

  1. Merci pour ces riches échanges, IRL et en ligne ;-) Cette série d'entretiens avec des journalistes / blogueurs nous permet de mieux comprendre les envies, motivations ,craintes et pratiques des journalistes, leur rapport au web et aux médias sociaux.

    A bientôt !

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  2. A noter que d'autres journalistes (dont je suis) ont tâté du blog plus en amont. Sans idée de dire "ça a plus de valeur", mais je veux juste rapeller que c'est un phénomène plus ancien, juste pas assez tôt vu par les médias.

    Dans mon cas j'ai démarré les blogs en 2003, sur les plateformes 20six.fr et U-blog.net : à l'époque croyez-moi, c'était un vrai acte de fou, au sein d'un métier complètement à l'ouest sur les questions de web content...

    Le "contact" que vous évoquez, dans mon cas, me rappelle celui que j'avais en presse locale : le web et le blog m'ont rendu une proximité d'avec les lecteurs.

    Très bon choix sinon, pour le "blogueur qu'on aurait aimé lire" ;-) Moi, je crois bien que je reviendrais dans ce cas à mon Maupassant de coeur. Celui qui m'a démarré bien des choses à la lecture...

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  3. Merci pour ce commentaire sympa Laurent. Je suis effectivement plus néophyte en matière de blog : celui là m'est tombé dessus sans crier gare il y a six mois comme une évidence...mais je portais ce projet depuis longtemps sans trop le savoir.
    C'est vrai la plupart des journalistes hésitent à sauter le pas entre l'emploi du temps chargé (surtout en quotidien)...et la pesanteur des vieux médias qui n'encouragent pas vraiment l'expérimentation online alors que l'effort devrait précisément être mis sur la "R&D" aujourd'hui pour sortir de la crise de la presse par le haut.
    Je connais ton travail de blogueur à l'Atelier des médias de RFI et j'avais beaucoup aimé ton "Pourquoi il ne faut pas se féliciter que JFK blogue" ;-) Au plaisir d'échanger sur tous ces sujets ici, ailleurs ou en "IRL"...
    JCF

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  4. je confirme qu'il n'y a pas que les journalistes pour qui Twitter est une drogue dure ;-)
    Excellente interview qui m'a permis de redécouvrir Hunter S Thompson et le "gonzo journalisme". Merci ! ;-)
    Cordialement
    Nicolas

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