samedi 12 mars 2011

Pour en finir avec le fantôme de Ian Curtis...et écouter enfin la mödernité de Joy Division

Trente ans que Ian Curtis et sa lumière noire m'attendaient, quelque part, au tournant de ce blog. Des mois, des années, que je reculais devant l'épreuve. Que je restais au pied de ce monument de granit de l'histoire du rock pré-numérique. Le journaliste se méfiait du poids de la légende romantique lestant l'écriture, du risque de l'emphase et du ridicule. Le fan de toujours était encore tétanisé, après toutes ces années, par la musique martiale, abrupte et ténébreuse de Joy Division. Elle n'a jamais cessé de résonner en moi depuis ce 18 mai 1980. Trois décennies que l'adolescent tout retourné en veut encore au pendu, le souffle coupé par le nouvelle du suicide. Comme un stupide jeu du foulard rimbaldien qui aurait mal tourné. Putain, pourquoi Ian ? Pourquoi finir suspendu à une corde à linge comme un pauvre pantin gothique ? Pourquoi mourir tout seul comme un con à 23 ans dans ta cuisine ? Longtemps que j'ai cessé de me poser ces questions d'un autre temps. Celui de ma jeunesse. Mais tu t'es constamment rappelé à moi comme un foutu fantôme

Il y eut d'abord ces sinistres eighties orphelines de toutes les utopies. Et cette musique en noir et blanc hantée par l'ombre glaçante de Joy Division et de ton sacrifice inutile: Cure, U2, les Smiths (sans parler de New Order, la survivance synthétique de ton groupe)...toute la bande son post-punk de l'époque a été marquée au fer par cette empreinte indélébile. Jusqu'à Radiohead aujourd'hui. Il y eut ensuite, une décennie plus tard, Kurt Cobain parti pour de bon au Nirvana d'une balle dans la tête. Comme une réplique sismique de ton geste...qui, lui même, faisait écho aux disparitions programmées de Jimmy Hendrix, Jim Morrison ou Janis Joplin dix ans plus tôt.
Il y eut enfin et surtout le film magnifique d'Anton Corbijn, "Control" avec le beau Sam Riley saisissant dans le rôle de Ian Curtis. Voir le trailer ici, en VO bien sûr. Tourné tout en épures géométriques, noir profond et grisés déclinés sur blanc laiteux, le film tentait enfin d'en finir avec cette fascination morbide pour ta légende. Car le geste avait occulté l'essentiel: ton legs artistique, votre incroyable musique, qui préfigurait avec celle de Kraftwerk l'ère numérique... Pour Corbijn, qui photographia au jour le jour la courte épopée de Joy Division (1977-1980), Ian n'était qu'un gamin inspiré mais terrorisé par sa terrible maladie, l'épilepsie, dont il répliquait la transe sur scène dans une danse folle et syncopée. Un tout jeune homme consumé d'amour mais incapable de choisir entre deux femmes. La sienne, Debbie, connue à 16 ans et épousée trop tôt comme on le faisait chez les prolos de Manchester en ces temps là. Et celle de sa vie, la journaliste belge Annik Honoré, rencontrée en tournée. Terreau suicidaire, Burn-out physique et psychologique, déchirement sentimental, résonance en circuit fermé dans la musique morbide et oppressante de Joy Division. Exit Saint Curtis, le jeune prophète Növo qui ne voulait pas être une rock-star.

LOVE WILL TEAR US APART AGAIN
A ce stade de l'histoire, je dois aux jeunes générations un aperçu du traumatisme ressenti à l'époque par mes contemporains : 18 mai 1980, on y revient, Ian perd définitivement le contrôle et se suicide au pied de la gloire (Joy Division devait partir le lendemain en tournée aux Etats-Unis), laissant derrière lui une femme, une maîtresse et une petite fille de quelques mois. On est loin de l'image d'épinal de l'ado néo-romantique qui joue à se faire peur tout seul dans le noir de sa chambre. Là c'est pour de vrai. Bayon résume dans "Libération" : «Notre James Dean gothique s'est jeté à corps perdu dans la vie, c'est-à-dire le vide ». Trois semaines après paraît son dernier enregistrement posthume avec le groupe : "Love will tear us apart again" ("L'amour nous déchirera encore", les paroles en VF ici). J'ai encore en vinyle le maxi 45 tours ci-dessus...Un titre qui aura une résonance exceptionnelle vu le contexte de sortie post-mortem. Le seul "tube" de Joy Division à proprement parler. Ian Curtis y a abandonné sa voix sépulcrale pour révéler un beau chant de crooner apaisé, comme détaché de lui-même. Le groupe lui, marque une formidable progression artistique qui annonce la New Wave (avec le "Ashes to Ashes" du maître Bowie). Ecoutez plutôt cette chanson éternelle illustrée par l'un des premiers vrais clips de l'histoire du rock. C'est resté, musicalement et visuellement, d'une mödernité incroyable: 



Mais c'est ce concert parisien de Peter Hook, jeudi 10 mars au Trabendo qui m'a décidé à écrire, à t'écrire d'une certaine manière Ian. Ton ex-bassiste, lui aussi hanté par ta présence, s'était en effet mis en tête de rejouer Live les deux uniques albums originaux de Joy Division, "Unknown Pleasure" et "Closer", pour les trente ans de ta mort et de ces enregistrements. Particulièrement casse-gueule de vouloir réincarner ces icônes de notre jeunesse quand on a la cinquantaine et que l'on est plus ou moins fâché avec les autres membres du groupe (le guitariste Bernard Sumner et le batteur Stephen Morris). Sans New Order, Peter Hook avait choisi de s'entourer de trois jeunes musiciens mancuniens qui n'étaient même pas nés quand tu es mort. Et bonne surprise, l'âme de Joy Division était presque au rendez-vous. La basse lourde et omniprésente de Hook, les riffs ténébreux et les délicates toiles d'arpèges tissées par la guitare de Curtis et Sumner, la frappe lourde et quasi-militaire de Morris. Tout y était...sauf ta voix sombre Ian, que Peter Hook tentait parfois d'imiter sans succès. C'est évidemment sur "Love will tear" que l'exercice fut le plus cruel, ton doux spectre planant forcément au-dessus de la tête du survivant. Mais qu'importe, au-delà de l'hommage rendu, Hook a redonné avec une actualité à l'oeuvre de Joy Division. Vous trouverez ici un petit aperçu avec cette captation de bonne qualité d'un concert britannique de la tournée européenne passée depuis au Trabendo.

UNE EXPERIENCE IMPRESSIONNANTE
 

Il faut donc se débarrasser du fantôme de Ian pour parler sereinement de la musique de Joy Division. Décrire le choc incroyable ressenti par tous ceux, qui a l'époque on acheté le premier 33 tours du groupe sorti en 1979, avec sa fameuse pochette noire granuleuse illustrée par une courbe sismique signée du designer Peter Saville. Un univers sonore jamais exploré jusque-là. Abandonnant le punk originel rageur de Warsaw (du nom d'une chanson de Bowie sur l'album "Low"), le groupe rebaptisé Joy Division (du nom des bordels réservés aux SS dans les camps) s'en remet au producteur Martin Hanett pour enregistrer "Unknown Pleasures" aux studios Strawberry de Manchester. C'est le présentateur TV Tony Wilson, estomaqué par la puissance novatrice du groupe, qui les passe le premier dans son émission et décide de financer l'enregistrement d'un album sur un nouveau label baptisé Factory qui donnera naissance au fameux club du même nom. Un hommage malin à la Factory d'Andy Warhol, qui lui avait découvert le Velvet Underground
A l'écoute, "Unknown Pleasures" est d'abord une expérience intimidante et impressionnante. La voix atone et hantée de Curtis domine l'ensemble comme celle d'un messie. Ce que confirme les paroles de "Disorder" («J'ai attendu qu'un guide vienne me prendre par la main»). Le reste du groupe joue une messe post-punk, comme on dirait post-nucléaire, répétitive et heurtée, mais de manière puissante, quasi-symphonique et implacable.
La basse de plomb de Hook et la guitare tout en arabesques nerveuses de Sumner semblent hanter un espace vide et désolé.Le jeu du batteur Steve Morris évoque le roulement d'un tambour martial qui semble tout droit sorti des défilés de Nuremberg. Il n'y a pas de hasard: le groupe enregistre alors que la BBC diffuse la série la série "Holocauste" à la télévision...Sumner et Curtis sont obsédés par le totalitarisme et l'horreur nazie. Au point d'avoir choisi ce fameux tambour hitlérien pour la pochette de leur premier 45 tours. Provocation à la manière des Sex Pistols, qui résonne avec la brutalité et le sordide du règne thatcherien.


«Loin de jaillir, la musique semble écrasée au sol. Elle s'effondre sous son propre poids, minée par des implosions successives», explique très académiquement le dictionnaire du rock de Mishka Assayas. Le producteur Hanett y ajoute des bruitages synthétiques inspirés par sa vision shootée de l'Angleterre ruinée : la fermeture de la porte d'un ascenseur déglingué, le pshiiit d'un spray répété à l'infini, le bruit mécanique d'une vieille presse, l'écho cosmique d'une super-Nova... L'ensemble créé un sentiment paradoxal d'oppression et de souffle, de beauté et d'horreur mêlée. Absolument fascinant. Un rock-critique anglais sous le choc a ainsi comparé la musique de Joy Division à «un moment d'effroi serti dans un diamant noir». L'impression est saisissante sur "She's lost control", une chanson où Ian évoque aussi bien sa terreur de l'épilepsie à travers la crise-transfert d'une jeune femme, que celle de sa génération sans avenir. Ecoutez plutôt: 
«La confusion de ses yeux est un aveu/Elle ne contrôle plus rien/Elle s'accroche au premier passant et lui dit/Qu'elle ne contrôle plus rien...»




LA PRESENCE D'UN NO FUTURE INQUIETANT
Tout évoque la décrépitude industrielle de Manchester, le chômage et la fin de la classe ouvrière "made in Britain" impitoyablement liquidée par Margaret Thatcher. Jamais auparavant un groupe n'avait aussi bien parlé de son époque, de son environnement social et urbain. Du moins comme l'a fait Joy Division. Toute leur musique résonne de l'instant présent et annonce en même temps la présence d'un No Futur inquiétant, déshumanisé, sans lien social, robotisé...cela ressemble à notre époque numérique ultra-libérale peut-être, sans doute. Dans ses transes de chaman punk, Ian Curtis avait peut-être vu cela, la disparition, la dématérialisation de l'humain dans la machine: «Voici les jeunes gens, des fardeaux sur les épaules...Où sont-ils passés, où sont-ils passés», psalmodie-t-il sur "Decades", l'un des titres de l'album suivant "Closer". C'est ce qui fait l'intemporalité de l'univers sonore oppressant et visionnaire de Joy Division. Et son legs sur les décennies qui ont suivi jusqu'à aujourd'hui. 

Dans la musique, leur influence a été énorme. En à peine deux ans et autant d'albums, ces jeunes gens tout droit sortis de la working class du Nord de l'Angleterre ont changé, sans le savoir, la face du rock contemporain. De manière underground mais étonnamment profonde. Leur son gothique, qui a marqué toutes les années 80 jusqu'au Pixies et Nirvana, résonne encore aujourd'hui directement chez Interpol ou chez les français de Frustration (qui passait en première partie de Peter Hook). Et indirectement chez Radiohead qui a d'ailleurs repris "Ceremony". New Order, le groupe refondé par Sumner, Hook et Morris pour survivre à Ian et Joy Division, a lui jeté les bases de l'électro et a influencé tout le mouvement techno. Avec notamment ce formidable tube made in 1983 "Blue Monday". Les pochettes de Peter Saville, celles d'"Unknown Pleasures", de "Closer" et du double "Still", ont elles marqué toute une génération de designers. Comme l'univers graphique du collectif français Bazooka.
Quant à la straight attitude si classe de Ian et ses acolytes - à mille lieux de l'aspect débraillé des premiers punks et plus encore du look avachi post-hippie - elle est décidément indémodable. Agnès B, qui en a fait sa marque de fabrique tout en noir et blanc et en chemises ajustées, a d'ailleurs livré son hommage reconnaissant au groupe en exposant les photos de Joy Division à l'occasion de la sortie de "Control" en 2007. Heidi Slimane ou plus récemment The Kooples ont suivi le mouvement religieusement avec le retour de la vague punk-rock de la dernière décennie. Comme Kraftwerk ou Bowie, Joy Division a peut-être disparu aujourd'hui des radars de la geek génération. Mais la musique du groupe, digérée-remixée à l'infini, et son imagerie radicale, irriguent aujourd'hui le grand réseau numérique de leur formidable empreinte analogique.

Ian est mort et enterré chez lui à Macclesfield, près de Manchester. Qu'il repose en paix dans sa jeunesse éternelle. Pour ma part, mission accomplie. J'ai tenté de faire oeuvre de mémoire trans-générationnelle à l'usage des moins de 40 ans. Et d'apporter mon modeste tribut à sa postérité numérique. Maintenant, comme l'écrivait si joliment le critique de "Libé" au moment de la sortie de "Control", j'ai moi aussi gravé ma «pierre de touche pour trébucher stoïquement dans la vieillesse».
 
Jean-Christophe Féraud

* Et voici en bonus, pour vous donner envie de découvrir ou redécouvrir Joy Division, voici le trailer du très bon documentaire de Grant Gee sorti en 2008:



13 commentaires:

  1. Le plus impressionnant, quand on coute les membres du groupes, c'est qu'ils ne se rendaient pas compte. Ils créaient un point nodal de l'histoire de la musique et vivaient ça très banalement.

    Je n'en finirai jamais avec I. Curtis...

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  2. Bravo pour la rétrospective de ce groupe devenu légendaire avec le temps.

    A noter que New Order reprennait aussi Joy Division. Je me souviens les avoir vu jouer Transmission, She's Lost Control et bien sûr Love Will Tear Us Apart ...

    Pas simple d'écrire sur Joy Division : http://randomsongs.org/2011/01/joy-division-%E2%80%93-she%E2%80%99s-lost-control/

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  3. Merci, c'est marrant, moi je suis tombé d'abord sur les Clash, en mode rétro-pédalage, j'avais 12 ans en 1981. Ensuite, il était trop tard pour être sensible à des mélodies jouées sur synthé.
    Deux visions du monde différente. Deux écritures du no future complètement opposée. Mais je ne crois pas que l'on puisse dire que Joy Division ait été les premiers à parler de leur présent, si tant est que tout le mouvement punk qui démarre en 1974-1975 les avait précédé dans cet ancrage social et politique. Je recommande la lecture de Lipstick traces de Greil Marcus pour son analyse brillante de l'époque à travers la déflagration des Sex Pistols.

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  4. Merci Jean-Christophe,

    Nostalgie quand tu nous tiens ...

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  5. Très bel article J.-C.! J'ai beaucoup appris. Merci à mon ancien prof de communication de me l'avoir twitté ! Je diffuse sur la toile également...

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  6. Je ne saurais pas dire autre chose que Merci en effet !

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  7. je croyais connaitre Joy Division, et je découvre tout ici, une autre façon de les appréhender, et puis surtout un genre de mise en abîme avec ce que je croyais en connaitre moi-même.

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  8. Superbe et juste hommage. On rencontre rarement des gens qui ont connu JD du vivant de Ian Curtis...

    Juste une précision, je crois que Blue Monday est sorti en 83.

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  9. Fan depuis le début jusqu'a ce jour,ma fille se prénom ...zoé division,née le ...18 MAI, ai eu la chance de les voir au plan k à bruxelles,rue de manchester,est-ce que tout ceci sont des coincidences ??? aujourd'hui encore ,je pleure sur certaines chansons,je ne laisserai jamais tomber ma fille que j'adore,elle n'est pas fane de jd,mais connais pas mal de songs et des fois on chante ensemble,bref,pas mal de choses encore à dire,mais,longue vie à ZOE DIVISION et une longue memoire joy division.

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