lundi 15 février 2010

Pierre Lazareff sort de ce corps !


Pierre Lazareff sort du corps de ce jeune milliardaire russe ! Le fils d'un oligarque redonnant vie à "France-Soir", un journal mort-vivant depuis deux bonnes décennies ? On n'y croit pas une seconde. En ce début d'année 2010 glacial pour la vieille presse imprimée, le scénario a quelque chose de surréaliste... Et pourtant, à tout juste 25 ans, Alexandre Pougatchev (photo ci-contre) s'est bel et bien mis en tête de relancer l'ex-journal préféré du petit peuple des boulevards, des concierges et chauffeurs de taxis. Devenu propriétaire du titre en janvier 2009 (pour en savoir plus voir ce billet et ce portrait vidéo sur Lesechos.fr), le jeune homme a semble-t-il repris "France-Soir" pour faire plaisir à son père Sergueï Pougatchev...qui voulait rendre service à Vladimir Poutine...lequel voulait lui-même complaire à Nicolas Sarkozy ! Vous avez suivi ? A l'époque, notre cher Président s'était intronisé grand sauveur de la Presse française en organisant les Etats généraux du même nom. Las, "France-Soir" menaçait une nouvelle fois de fermer boutique, ce qui aurait fait un peu désordre. C'est là que les russes Père & fils sont gentiment intervenus en clamant haut et fort leur volonté de ressusciter "le grand journal de Lazareff" (photo de l'illustre fondateur du titre ci-dessous).

Mais qui se souvient aujourd'hui du temps où "France-Soir" était "le seul journal vendu à plus d'1 million d'exemplaires" ? C'était dans les sixties, juste avant que "Le Parisien" trash d'Emilien Amaury ne dépasse "France-Soir" dans la surenchère populiste en surfant sur la grande peur de l'après mai-68. Une autre époque, un autre siècle, celle des rotatives et des vendeurs à la criée... Et voilà qu'au XXIème siècle, au moment précis où la presse se dématérialise inexorablement  sur internet (...où se dématérialise tout court direction le cimetière des éléphants de Gutenberg), on apprend dans "La Correspondance de La Presse" que "le nouveau France-Soir" made in Russia sera en kiosques le 17 mars prochain. Et pas qu'un peu. Le jeune Alexandre n'a pas fait les choses à moitié :

"Ce sont pas moins de 500.000 exemplaires qui vont être tirés pour une mise en place dans toute la France. Soit presque dix fois plus que le tirage actuel du quotidien qui s'élève à 59.441 exemplaires. En 2009, France-Soir a réalisé une diffusion France payée de 22.722 exemplaires", rappelle peu charitablement mais fort justement le journal des professionnels de la profession en se fondant sur les chiffres OJD. C'est clair, depuis Le Million du numéro ci-dessous, de l'eau a coulé sous les ponts...
Balloté depuis quinze ans de propriétaire en propriétaire de plus en plus exotiques (de feu Robert Hersant au promoteur immobilier Jean-Pierre Brunois, en passant par l'homme d'affaires libanais Georges Ghosn ou encore le franco-égyptien Raymond Lakah), le grand journal de l'après-guerre n'était plus que l'ombre de lui-même, un "journal-zombie" parodiant jour après jour son glorieux passé faute de moyens humains et financiers...et de vrais journalistes disaient les mauvaises langues. "France-Soir" c'était devenu ça :

Un vague parent pauvre du "Sun" ou de la "Bild Zeitung"... Mais de ce positionnement peu glorieux faisant table rase, Alexandre Pougatchev fait mine d'y croire. Hourrrrra sabre au clair, le jeune cosaque a carrément promis d'investir 20 millions d'euros dans la relance du titre. Son idée : faire du nouveau "France-Soir" un "quotidien populaire de qualité", autrement dit aller chasser sur les terres du "Parisien"... Plutôt gonflé, même si son papa Sergueï - surnommé "le banquier de Poutine" - est l'un des hommes les plus riches de la Sainte Russie avec une fortune estimée à 8 ou 10 milliards de dollars.
Notre apprenti Citizen Kane a donc sorti son chéquier et embauché à tour de bras : la rédaction qui avait fondu à moins de 30 journalistes compte désormais plus de 80 cartes de presse emmenées par Gilles de Prévaux, un vieux briscard qui a dirigé "Télé-Loisirs" pendant 20 ans chez Prisma. A ses côtés, Jacques Hennen, un ancien pilier du "Parisien"... Une aubaine aussi pour toute une série de "people" de la profession légèrement sur le retour : PPDA, Thierry Roland ou encore Laurent Cabrol tiendront chroniques dans le nouveau "France-Soir". On est bien loin des grandes plumes qui signaient dans le journal de Lazareff : Joseph Kessel, Lucien Bodard, Henri Amouroux... Mais bon, à la guerre comme à la guerre !
Pougatchev Junior promet carrément une nouvelle formule en forme de "révolution" éditoriale. A voir. Avec un prix ramené à 70 ou 80 centimes contre 0,90 centimes pour "Aujourd'hui" et 1 euro pour "Le Parisien", il viserait plus de 100.000 exemplaires d'ici la fin de l'année. Mais l'argument prix a-t-il encore un sens au moment où le lecteur a pris la bien mauvaise habitude de faire sa revue de presse gratos sur Internet ? Rien n'est moins sûr. Et malgré ses millions, le jeune Alexandre semble courir au devant d'une sacrée déconvenue : sait-il que les quotidiens nationaux ont encore vu leurs ventes plonger de 4 % en 2009 (avec des pointes à - 10 voire - 15 % pour certains titres), a-t-il vu la pub fondre comme neige au soleil (- 20 % de recettes en moyenne) ? 
Autrefois, une mauvaise blague circulait au "Parisien" sur le thème "à chaque fois qu'un vieux meurt on enterre un lecteur de "France-Soir". Aujourd'hui, on pourrait dire "à chaque fois qu'un internaute naît c'est un lecteur en moins pour la vieille presse"... Et on est en droit de se demander : à quoi ça rime de faire tourner les rotatives pour tenter de relancer un journal en état de mort clinique, alors que l'avenir se joue sur Internet et que les grands quotidiens généralistes ("Le Monde", "Le Figaro", "Libé"...) ont déjà bien du mal à réussir leur mue numérique ?

PETITE SEQUENCE NOSTALGIE
Reconnaissons à la nouvelle équipe de "France-Soir" la beauté du geste : dans la presse française, quitte à mourir, on meurt debout en tirant ses dernières cartouches jusqu'au dernier numéro (spéciale dédicace aux regrettés "Matin", "Quotidien de Paris", "InfoMatin"...). D'ailleurs, contrairement à ce que ce billet pourrait laisser penser, j'ai gardé une certaine tendresse pour "France-Soir". Et pour cause : j'y ai fais mes débuts de journaliste il y a plus de vingt ans... A l'époque, le journal siégeait encore au 100 rue de Réaumur (ce doit être une boutique de fringues maintenant) et non sur les Champs-Elysées (un caprice bling-bling des russes). On était accueilli à l'entrée par un huissier en uniforme, un ex-para qui avait perdu sa main et un oeil en Algérie. Et dans le Hall, si mes souvenirs sont bons, trônait une vieille machine linotype (datant du temps où l'on composait chaque ligne du journal en caractères de plomb avant impression !) que surplombait la photo du Commandeur : Pierre Lazareff Him-Self ! Mort et enterré depuis 1972 le vieux, mais son fantôme planait encore sur les lieux et le jeune gandin que j'étais n'en menais pas large en croisant les derniers représentants du grand "France-Soir"(Jean Brigouleix et son fils Jean-Michel qui m'avait pris en stage au service Info-Géné) et les jeunes loups de l'époque (Patrick de saint-Exupéry, futur grand reporter au "Figaro", Prix Albert-Londres et fondateur de la revue "XXI").
On m'avait mis au scanner à écouter radio-Poulaga, des fois que je tombe sur une affaire bien saignante pour la page "Fait-Divers", genre l'égorgeur de petites vieilles Thierry Paulin... Las, à part un sac à main volé ou une rixe dans un bar voisin où l'on me dépêchait pour ramener 5 lignes, j'étais un peu comme le lieutenant Drogo dans "Le Désert des Tartares" à attendre la grande News qui ne vient jamais. Celle que de toute façon on n'aurait jamais confié à un gamin de 21 ans... A l'époque, le journal vendait encore près de 300.000 exemplaires.
Mais stop au flashback et retour au "France-Soir" de l'an 2010 après cette petite séquence nostalgie (qui aura sûrement gonflé mes jeunes confrères "digital natives"). Quelles sont les chances aujourd'hui de lancer ou relancer avec succès un "nouveau quotidien populaire de qualité" ? Heu comment dire...Et bien il faudrait sans doute une autre faille spatio-temporelle pour que le lecteur numérique du XXIème siècle délaisse ses multiples écrans pour se précipiter vers un  kiosque histoire d'acheter le nouveau "France-Soir". Mais bon, pour tous ces moments passés à apprendre les bases du métier sur de vieilles machines à écrire (dont j'ai oublié la marque, sûrement pas une Remington) cotoyant de rares écrans d'ordi verdâtres (les tous premiers arrivaient à peine dans les rédactions à l'époque), je souhaite vraiment BONNE CHANCE et, sait-on jamais, LONGUE VIE au journal de Pierre Lazareff
Jean-Christophe Féraud

7 commentaires:

  1. Il y a des pays pas si lointains (ach !) où les journaux "papier" se vendent dix fois plus qu'en France. Ils sont moins chers et bien plus intéressants. Sans doute que France Soir n'arrivera pas à les reproduire mais son aventure sera plus intéressante que celle des me-too digital et leurs services de conciergerie...

    RépondreSupprimer
  2. J'aimerais partager votre foi en l'avenir du papier et du nouveau "France-Soir", je suis moi-même un peu old-school ;-) Mais je ne suis pas sûr que le "Sun" ou "Bild" soient de bons modèles pour exister face au "Parisien" qui voit lui même s'est ventes s'effriter. Le problème c'est que les moins de 30 ans n'achètent plus de quotidiens imprimés. Cette génération de me-too digital comme vous dites veut lire ses news sur internet. C'est un mouvement historique qui me paraît inéluctable, surtout si l'iPad d'Apple est un succès.
    Dans ces conditions, si j'étais un milliardaire russe, quitte à miser 20 millions d'euros, je les mettrai dans un site d'info 2.0 plutôt que dans un journal du XXème siècle... Avec autant d'argent on tient des années sur le Web, alors qu'avec un quotidien imprimé et diffusé nationalement on est pratiquement sûr de tout perdre en moins de deux ans !

    RépondreSupprimer
  3. Analyse pertinente, comme d'habitude.

    Un positionnement prix intelligent à 0.70 ou 0.75, avec une gestion large des invendus pourrait sans doute donner un sérieux coup de fouet aux ventes.
    Reste à savoir si la marque est morte ou si elle respire encore.
    Reste à savoir également si la qualité rédactionnelle sera de nature à faire évoluer la perception, qu'on les lecteurs de presse, de France Soir.

    De mémoire, il a fallu 10 ans et les énergies successives de Couëdel et Villeneuve pour que Le Parisien redevienne fréquentable.
    La patience est-elle une vertu des Pougatchef ?

    RépondreSupprimer
  4. Excellent papier, que je relaie sur mon blog : http://tatamis.blogspot.com/2010/02/comment-france-soir-pense-revenir-au.html

    RépondreSupprimer
  5. Moi aussi, j'ai fait mes débuts à France Soir à peu près au même âge. Philippe Bouvard était alors directeur de la rédaction et nous regardait avec une forme de mépris incommensurable nous les jeunes qui étions pourtant le sang neuf du journal. Je me souviens d'une discussion avec mon chef de service : il me regardait avec des yeux ronds quand je lui expliquais que je connaissais aucun individu de ma génération qui lisait, avait lu ou s'apprêtait à lire France Soir. A l'époque, on lisait encore Libé qd on était étudiant...

    RépondreSupprimer
  6. Oui je me souviens du Roi Bouvard et du peu de considération qu'il avait pour les jeunes stagiaires...mais aussi les vieilles plumes du journal. C'est lui qui a impulsé le tournant trash populo de "France-Soir" avec la playmate de page 3 plagiant le "Sun" de Murdoch, et du fait-divers bien démago limite raciste : je me souviens on m'avait mis sur un sujet sur les "mariages blancs" où il fallait démontrer par A+B comment de vils maghrébins ou turco-pakistanais profitaient de la naïveté de jeunes oies blanches pour obtenir des papiers ! L'expérience m'avait vacciné du journalisme de Bouvard...heu je veux dire du journalisme de boulevard ;-)
    Et oui il y a 20 ans tous les étudiants lisaient "Libé"...et rêvaient d'y entrer. Leurs petits camarades d'aujourd'hui seraient bien inspirés d'y jeter un oeil. Pour moi ce n'est pas "Libération" qui a vieilli - ils sont très bons en ce moment - c'est la société qui a fait un grand bond en arrière et l'info qui est nivelée par le bas. Du flux toujours flux, du people et de la petite phrase, et de moins en moins de journalisme du réel

    RépondreSupprimer
  7. "Cette génération de me-too digital comme vous dites veut lire ses news sur internet"

    Ce n'est pas faux, mais j'attends toujours de lire l'analyse qui m'expliquera pourquoi ce qui fonctionne très bien au Japon - la presse papier se vendant très bien, les japonais lisant à plus de 85% (de mémoire) un journal quotidiennement - ne fonctionne pas en France, ou ailleurs ?
    Le Japon est tout de même bien une illustration forte d'une population très addict au numérique, et néanmoins attachée à la "vieille presse".
    Des pistes de réflexion JCF ?

    RépondreSupprimer