mercredi 27 avril 2011

Requiem pour une machine à écrire

"Sur ma Remington portative, j'écris ton nom Laetitia...": sans elle, Serge Gainsbourg n'aurait sans doute pas composé cette chanson. Sans elle, Hemingway n'aurait pas écrit "L'Adieu aux Armes", Georges Orwell "Hommage à la Catalogne", Albert Camus "L'Etranger", Hunter S. Thompson (photo ci-contre) "Fear and Loathing in Las Vegas". Sans elle, Albert Londres n'aurait pas fait fermer le bagne de Cayenne, et le tandem Bob Woodward-Carl Bernstein n'aurait pas fait chuter Nixon avec le Watergate... Cette fois c'en est fini de cette bonne vieille machine à écrire. La meilleure amie des secrétaires d'antan, la maîtresse exigeante des écrivains, la compagne insatiable des journalistes n'est plus.  
C'est le "Daily Mail" britannique qui a publié cette semaine son avis de décès en annonçant la fermeture de Godrej and Boyce, la dernière usine de machines à écrire au monde. Basée à Bombay en Inde, elle en produisait encore 150.000 par an à destination des pays trop pauvres pour offrir des ordinateurs à leurs fonctionnaires... Mais la démocratisation de l'informatique et la révolution numérique triomphante auront finalement eu raison de la vieille dame mécanique qui a tout de même régné plus de 150 ans sur la civilisation de l'écrit.
La première machine à écrire brevetée remontait à 1829, la "Typographer" de l'américain William Austin Burt (pour un bon historique go to wikipedia ou sur le site du Virtual Typewriter Museum). Un clavier mécanique entrainant des tiges typographiques, un ruban à encre, un rouleau pour prendre la feuille et un chariot pour revenir à la ligne...le principe avait peu changé jusqu'à la fameuse "boule" d'IBM qui avait permis dans les années 60-70 d'accélérer considérablement la cadence d'écriture. Mais la guerre était perdue d'avance contre le clavier et l'écran des ordinateurs dont la mission était de sacrifier papier, carbones et dactylos au Moloch de la productivité. L'avènement d'internet et de la civilisation en réseau a achevé ce pauvre outil de l'ère industrielle devenu totalement obsolète.

Une à une, les marques mythiques comme Underwood, Remington ou Olympia ont cessé leur production. C'est la complainte du progrès. Et tant pis pour les nostalgiques du cérémonial de la feuille A4 que l'on engageait sous le rouleau en priant sa Muse pour que l'inspiration vienne. J'en fais partie. Pour avoir sué sang et eau sur une Canon pour un mémoire de maîtrise et de DEA. Pour avoir connu l'angoisse de la feuille blanche et l'émotion des premiers papiers signés sur une Erika "made in RDA" à mes débuts de journaliste à "France-Soir". Pour m'être fantasmé écrivain maudit carburant au whisky et à la clope dans une soupente parisienne. Pour avoir manié le tipex, la colle et le ciseau en guise de copié-collé. Pour avoir ressenti l'exaltation du staccato quand ma Muse venait et que l'écriture coulait enfin comme une rivière de mots. J'ai un pincement au coeur en lisant le mot "FIN" tapé en majuscules par les Dieux cruels de la Technologie et de la dématérialisation. 
Je ne suis pas un foutu snob du "vintage". Mais intellectuellement, une Remington m'évoque plus l'écriture et la littérature qu'un iPad à écran tactile bourré de technologie. Les objets manufacturés d'antan ont une histoire et une âme. Ce n'est pas encore le cas des derniers gadgets numériques. Et puis je ne sais pas...au temps de la machine à écrire, le journalisme paraissait tellement plus littéraire et aventurier, tellement moins trivial et standardisé. La nostalgie camarade...ceux de ma génération hybride, qui ont connu l'avant et l'après numérique comprendront. 
Qui n'a pas connu le ballet sauvage des doigts frappant les touches émaillées d'une machine pour faire naître des lettres, puis des syllabes et des mots comme on planterait des clous pour construire un récit ne peut pas savoir. C'était à la fois violent et sensuel. Sensation disparue sur un clavier d'ordinateur. Le spectacle d'une lettre métallique venant heurter le ruban encreur rouge et noir pour imprimer la lettre jusque dans la chair du papier avait lui aussi quelque chose de païen et de magique. En revanche je n'aimais pas le "cling" agaçant du retour chariot qui scandait le chemin des lignes restant à parcourir jusqu'à la fin du feuillet.

Cela fait déjà bien longtemps qu'il n'y a plus de virtuoses rédigeant des symphonies écrites sur les touches d'une Remington comme un concertiste ferait danser ses doigts sur le clavier d'un Steinway. Tous les écrivains et autres littérateurs sont passés au Mac ou au PC depuis belle lurette. C'est moins romantique mais tellement plus pratique. Il faut bien reconnaître que je suis content de taper ce billet paresseux sur le clavier confortable de mon ordinateur préféré et de le voir défiler sur un écran 19 pouces. Peut-être serais-je d'ailleurs incapable aujourd'hui d'écrire sur une bonne vieille machine à écrire. Quoique. Slate me signale d'ailleurs que la vieille dame n'est pas tout à fait morte: si Gorej and Boyce a bel et bien fermé, Swintec, une entreprise américaine dans le New Jersey en fait encore fabriquer en Chine et en Indonésie parait-il. Oui , mais quitte à m'y remettre, je préfère chiner les brocantes pour me dégoter une bonne vieille machine millésimée qui sera raccord avec ma collec' de vinyles. Avant de se tirer une balle dans la tête, Hunter Thompson avait envoyé sa mythique Elektra rouge à Bob Dylan pour le remercier d'avoir écrit "Mr Tambourine Man". Musique, littérature et staccato ont toujours fait bon ménage. La preuve en deux vidéos hommage (j'ai une préférence pour la deuxième qui est un peu plus rock'n roll):


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