jeudi 2 décembre 2010

Ce que nous dit Houellebecq: l'humanité est obsolescente

De quoi Michel Houellebecq est-il le nom ? De quoi nous parle-t-il de livre en livre ?  Je me pose la question de Badiou depuis que je le lis. C'est à dire depuis son "Extension du domaine de la lutte" paru en 1994. Et je crois avoir trouvé une partie de la réponse dans son dernier ovni littéraire goncourisé, "La Carte et le Territoire", sorti en cette rentrée littéraire chez Flammarion (lire ici l'excellente critique de Claire Devarrieux dans "Libération"). Elle est là, lumineuse dans les pages de ce diamant noir qui lui vaut enfin la reconnaissance en tant qu'écrivain et témoin majeur de notre tournant de siècle :

"Alors que les espèces animales les plus insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d’années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours. Nous aussi nous serons frappés d'obsolescence" comme des "produits culturels voués à disparaitre".
Obsolescence...du latin obsolescens, participe passé d'obsolescere: "tomber en désuétude". Faisons comme l'auteur, pour expliciter, référons nous en à Wikipedia en assumant ce plagiat-collage créatif à la manière de Perec dont il est injustement accusé pour son dernier livre : en économie, "l’obsolescence est le fait pour un produit d’être dépassé, et donc de perdre une partie de sa valeur en raison de la seule évolution technique, même s'il est en parfait état de fonctionnement", rappelle fort justement l'encyclopédie en ligne collaborative. Nous y sommes...
 A force de "progrès" industriel et high-tech, l'humanité devient obsolescente sauf à "s'augmenter" par la technologie au risque de se déshumaniser nous dit donc Houellebecq. Dans le sillage de Paul Virilio et son "accélération du monde" et surtout de Günther Anders, le premier à avoir théorisé dès les années 50 "l'homme obscolescent", l'écrivain désenchanté ne nous parle finalement que de cela: la révolution numérique du XXIème siècle - ce nouvel avatar du turbo-capitalisme mondialisé - provoque un phénomène d'accélération quantique du processus d'obsolescence et de déshumanisation initié par la révolution industrielle du XIXème siècle...EVOLUER à la vitesse du très haut débit et de l'internet temps réel OU DISPARAITRE, telle est la question aujourd'hui.
Ce n'est pas Houellebecq qui l'a inventé. Nous le savons tous. Tous les cadres en entreprise qui veulent survivre au processus darwinien de la carrière, tous les être humains en quête d'amour et de nécessité reproductive l'ont intégré en leur âme et conscience, sans forcément se l'avouer, le claironner : Aujourd'hui nous devons TOUS améliorer nos PERFORMANCES, nous vendre comme des marques. Etre riches, beaux, célèbres, éternellement jeunes, liftés, botoxés, retouchés à Photoshop, bronzés aux UV, greffés, stimulés cardiaquement, transfusés, chimiothérapiés jusqu'au stade terminal. Pour ne pas être seul, NE PAS ETRE UN LOSER, ne pas mourir trop vite socialement et physiquement... 
Dans le monde du travail, la course à vitesse technologique, à la performance et à la rentabilité économique, à la perfection intellectuelle et physique passe inévitablement par la connectivité permanente et l'information-réaction en temps réel... Avec le RESEAU qui irrigue désormais la planète de ses veines en fibre optique où coule un flux continu de données digitalisées, il n'y a plus de frontières géographiques, privées et professionnelles, plus d'espace-temps, de nuit ni de jour. J'en parlais aussi d'une certaine manière dans ce billet : "Frères humains, qu'est ce que twitter fait de nous ?"
Tout cela réduit le monde, et par de là l'homme, à RIEN...ou AUTRE CHOSE de moins humain, ou pire de trans-humain. Houellebecq le constate froidement dans "La Possibilité d'une Ile": "Toute civilisation peut se juger au sort qu'elle réservait aux plus faibles, à ceux qui n'étaient plus ni productifs ni désirables". Pour ne pas devenir obsolescent, être éjecté de notre monde productif accéléré par la centrifugeuse numérique, finir comme un SDF crevant dans la rue dans l'indifférence pressée de nos concitoyens, l'homme devrait donc "s'augmenter"...
Houellebecq s'en amuse dans "La Possibilité d'une Ile" en immergeant son héros dans la secte de Raël :"adaptée aux temps modernes, à la civilisation des loisirs, elle n'impose aucune contrainte morale et, surtout, elle promet l'immortalité", écrit-il. Car "dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d'être vieux"
Mais ce n'est pas une blague. Le prophète de la transhumanité Max More nous invite aujourd'hui à muter sans autre forme de procès : "Nous mettons en question le caractère inévitable du vieillissement de la mort, nous cherchons à améliorer progressivement nos capacités intellectuelles et physiques, et à nous développer émotionnellement. Nous voyons l'humanité comme une phase de transition dans le développement évolutionnaire de l'intelligence. Nous défendons l'usage de la science pour accélérer notre passage d'une condition humaine à une condition transhumaine, ou posthumaine". Transformation de soi à coup d'implants, de bodybuilding, de chirurgie esthétique, de viagra, et bientôt de puces électroniques transcutanées, de connexions neuronales directes avec le RESEAU comme dans un foutu film de Cronenberg (voir autre billet sur "l'homme augmenté selon Google"). 
Appliquée au sexe et à l'amour, cette course à la performance est encore plus désespérante chez Houellebecq: "Jeunesse, beauté, force : les critères de l'amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme", ironise-t-il dans le même livre. Notre petit chose a théorisé la sexualité "comme système de hiérarchie sociale" dès son "Extension du domaine de la lutte" avec une extra-lucidité qui fait mal:
"Dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différentiation, tout à fait indépendant de l'argent; et il se comporte comme un système de différentiation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d'ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des effets de paupérisation absolue. Certains font l'amour tous les jours; d'autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l'amour avec des dizaines de femmes; d'autres avec aucune. C'est ce qu'on appelle la loi du marché (...). En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante; d'autres sont réduits à la masturbation et à la solitude (...)". Voir ce billet sur la révoltante émission de télé-réalité "L'Amour est aveugle" made in TF1, qui a fait pire encore depuis avec "Qui veut épouser mon Fils".
Oui, la vision houellebecquienne de l'humanité est pessimiste. Mais elle peut éclairer de sa lumière sombre notre perception du monde et de la société. Il faut dépasser la polémique et les provocations aux accents céliniens de l'auteur, passer vite sur les "pétasses karmiques" des "Particules Elémentaires" (publié en 1998), les jeunes putes thaïlandaises au con étroit de "Plateforme" (2001) et le délire Raëlien de "La Possibilité d'une Ile" (2005). Décortiquer cette carapace cynique dont il enveloppe son propos pour le lire au fond. Entendre et comprendre son propos pour ce qu'il est: c'est à dire philosophie clinique (de comptoir diront les méchants réfractaires), mais surtout morale publique au sens où l'entendait Montaigne qui le premier se voulait "spectateur de la vie". Houellebecq est-il notre "contemporain capital" comme Gide ou Sartre en leur temps ? L'écrivain Emmanuel Carrère le croit dur comme fer. Et je dois dire moi aussi, depuis ses tous premiers livres.
Pour s'en convaincre, il faut lire aussi l'essayiste d'"Interventions" paru en 1998 chez Flammarion mais malheureusement épuisé. Extrait :
"Les sociétés animales et humaines mettent en place différents systèmes de différenciation hiérarchique, qui peuvent être basés sur la naissance (système aristocratique), la fortune, la beauté, la force physique, l’intelligence, le talent ... Tous ces critères me paraissent d’ailleurs également méprisables ; je les refuse ; la seule supériorité que je reconnaisse, c’est la bonté. Actuellement, nous nous déplaçons dans un système à deux dimensions : l’attractivité érotique et l’argent. Le reste, le bonheur et le malheur des gens, en découle. Pour moi, il ne s’agit nullement d’une théorie : nous vivons effectivement dans une société simple, dont ces quelques phrases suffisent à donner une description complète" .

OUI VOUS AVEZ BIEN LU: le supposé Misanthrope Michel Houellebecq aspire seulement et simplement à la BONTE, seule condition du bonheur vrai en ce bas monde. Seul moyen de rester humain, de ne pas devenir obsolescent justement, dans une époque où l'immoralité, la cupidité et la loi du plus fort sont érigés en vertus. Houellebecq le cynique n'y croit plus, mais il aspire comme nous tous à l'AMOUR. Et il rejoint en celà le philosophe Alain Badiou que je citais au début de ce billet et qui a écrit cette jolie phrase:  
" La conviction est aujourd'hui largement répandue que chacun ne suit que son intérêt. Alors l'amour est une contre-épreuve. L'amour est cette confiance faite au hasard"
(Eloge de L'Amour, Flammarion 2009)
Finalement Houellebecq est un grand moraliste. Il ne se résout pas à voir disparaître l'humanité en nous alors que l'époque nous y invite. Il ne nous donne aucune clé pour ne pas devenir obsolescent, sauf le retrait du monde."Le monde est ennuyé de moy et moy pareillement de lui": cette citation de Charles d'Orléans ouvre "La carte et le territoire". Et Jed Martin, le héros du livre consacre sa vie d'artiste à "une méditation nostalgique sur la fin de l'âge industriel en Europe, et plus généralement sur le caractère périssable et transitoire de toute industrie humaine". Au final, "tout se calme", l'homme n'est plus, "le triomphe de la végétation est total"...
Désespéré Houellebecq ? Sûrement. Mais il est surtout le témoin impuissant et obstiné du processus de déshumanisation technologique à l'oeuvre dans nos sociétés occidentales des années 2000.  Il aurait pu résumer ainsi sa position mais c'est Virilio qui le dit pour lui (et lui) dans cet entretien à "Libération : "Je suis un escort-boy des évidences, j’accompagne une évidence qui ne passe pas ! C’est plus qu’énervant, mais au point où j’en suis, je continue".
 Oui, il faut bien continuer. Mais aussi CROIRE EN L'HOMME (et en sa douce moitié ;) et ESPERER.
Jean-Christophe Féraud 

6 commentaires:

  1. Mon sentiment à la lecture de cette critique,sans avoir lu ce livre, c'est quand même que le thème de la vanité de l'humanité occidentale a déjà largement été labouré par Claude Levi-Strauss. Comme une drôle d'impression de déjà vu, mais je me ferais mon jugement en lisant la dernière livraison de Houellebecq, histoire d'être sur de savoir de quoi je parle.

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  2. Il y a aussi des révoltés de la performance, des révulsés de l'enthousiasme bling bling, des résistants de la productivité. Des amateurs du #fail. Des adorateurs de la faiblesse.

    Parce que les trucs parfaits sont insoutenables. Les visages symétriques sont laids (le test avait été fait avec des célébrités réputées pour être des sex symbols, le résultats est simplement effrayant). Les plastiques parfaites n'excitent pas. La fragilité d'une chose ou d'un instant la rend plus précieuse que ce qui est à toute épreuve. La victoire ne vaut que parce qu'il y a eu (et aura) des défaites.

    La bonté est perçue comme une faiblesse ? Tant mieux. Elle est inattaquable si elle est sincère. Houellebecq peut s'en défendre, il a quelque chose du sens du devoir accompli chrétien.

    Ce qui est réjouissant, c'est que la #forwardleak (fuite en avant ? elle est mauvaise, je sais, et mal traduite, je sais aussi, c'est simplement de la novlangue) a des adversaires, parce qu'on a su vivre autrement, autrefois. Un autrefois qui n'est parfois pas si loin mais tout de même.

    Et puis nos vies ne sont pas linéaires. Il y a des oscillations, des tempos. Des périodes à fond les ballons et des moments où l'on revient à d'autres choses. Des moments où l'on veut le top du must et d'autres où l'on cherche la simplicité voire le dénuement.

    Tout n'est pas perdu. Ce n'est même pas un combat. D'autres forces existent ou naîtront. Le culte du toujours mieux a aussi des adversaires idéologiques.

    (c'est fait exprès, cette mise en page punk du texte ? ;-) )

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  3. Je reconnais parfaitement que Houellebecq est un moraliste. Je réfléchissais à cela en lisant son dernier livre (je lis cet écrivain depuis "Extension du domaine de la lutte" et "Rester vivant"). L'aspect moral apparaît plus clairement dans son dernier ouvrage. En fait, cet écrivain m'amuse énormément car j'ai l'impression étrange qu'il hésite à être humain ! Il tente désespérément de se conformer à ce que la nature a fait de lui : une créature humaine. Pour ma part, je suis émue par sa quête qui est aussi la mienne. Je vous remercie pour votre article qui donne un juste éclairage sur ce personnage complexe. Cordialement.

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  4. Une vision bienveillante de Houellebecq! C'est vrai, j'ai souvent fait la même réflexion que toi: au fond, Houellebecq nourrit des sentiments plutôt altruistes à l'égard des hommes. Et, paradoxalement, cet adepte de la science est un critique de la science et de la technique.

    Au fond je pense qu'il y a une filiation très claire de MH avec un Baudelaire, par exemple: un regard dur, cruel, sur l'humanité, mais un regard lucide. Et (je ne sais pas exactement quel est le fond idéologique et la formation de MH) tous les deux ont une vision du monde assez empreinte de "catholicisme", même si c'est du catholicisme torturé.

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  5. CROIRE EN L'HOMME et ESPERER. Ou mourir

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  6. CHOUALBOX RULES VA NIQUER TA MÈRE HOUEllEBECQ AVALEUR DE CHIBRES !

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