samedi 16 avril 2011

Salvador Allende, ce héros ordinaire

"Les grandes avenues s'ouvriront"
C'est un authentique héros de mon enfance, un grand homme, un juste, un vrai, dont la mémoire remonte à la surface comme un fantôme digne et bienveillant. En allumant la radio ce matin, j'ai appris que les restes de Salvador Allende allaient être exhumés, trente-huit ans après sa mort lors du coup d'Etat militaire d'Augusto Pinochet. Sa famille, comme celles des 3000 et quelques victimes de la junte chilienne, veut connaître la vérité sur ses dernières heures et les circonstances de sa disparition. 
Travelling arrière, loin, bien loin de l'écume futile de nos jours numériques :  
11 septembre 1973, putsch du général Pinochet. L'armée chilienne  donne l'assaut au Palais de la Moneda pour en finir une fois pour toute avec le premier président socialiste démocratiquement élu, trois ans plus tôt, par le peuple chilien. « El compañero presidente » (le camarade President) avait eu le front de gagner, à la loyale, les élections contre Allessandri, le candidat des grandes familles possédantes. Il avait eu l'audace de lancer un grand programme de nationalisations des ressources minières du pays, le culot de vouloir bloquer les prix et d'augmenter les salaires pour aider les travailleurs chiliens à vivre, l'idée insensée de vouloir lancer une réforme agraire au détriment de grands propriétaires latifundiaires et d'augmenter les impôts des plus riches...bref de chercher une voie chilienne vers le socialisme (« La via chilena al socialismo »), sous l'oeil protecteur du grand-frère cubain. Inacceptable pour la grande bourgeoisie chilienne...et surtout les américains, qui, après le Vietnam, craignaient plus que tout qu'un nouveau domino "communiste" tombe cette fois à leurs portes. 


Dès le jour de son élection et malgré la liesse populaire, l'histoire de la chute d'Allende était écrite. Bombardé, encerclé, trahi par les militaires qui lui avaient prêté serment de fidélité, Salvador Allende se donne donc la mort ce 11 septembre 1973 avec la Kalachnikov que lui a offert Fidel Castro, préférant le suicide au déshonneur d'une reddition à un quarteron de généraux fascistes.  "La liberté ou la mort"...la légende satisfaisait jusque-là tout le monde: les partisans d'Allende fiers du martyr de leur président mort les armes à la main; les anciens putschistes assurés de ne pas être inquiétés pour ce crime là; et tous les gouvernements, qui après Pinochet, on fait passer la réconciliation nationale avant le devoir de mémoire et la recherche de la vérité... Le médecin personnel de Salvador Allende, le docteur Patricio Guijon, présent lors de l'assaut contre la Moneda, a toujours attesté de la véracité du suicide. Mais pour certains des partisans du leader chilien, le soupçon est toujours présent : comme le Che avant lui, Allende a peut-être été exécuté sommairement d'une rafale de mitraillette par un sergent anonyme, agissant sur ordre direct de Pinochet et de ses protecteurs américains...
Pour en avoir le coeur net, la famille a donc demandé l'exhumation du corps en vue d'une autopsie. A toutes fins utiles, la fille de Salvador Allende, Isabel, a subi un prélèvement d'ADN pour vérifier qu'il s'agit bien des restes de l'ancien président chilien. Sa voeuve, Hortensia Bussi, elle, ne connaîtra jamais la vérité: elle est morte elle en 2009 à Santiago du Chili. Tout comme son autre fille, Beatriz, qui s'est suicidée, elle-aussi, en exil à la Havane en 1977.

Mais pourquoi parler aujourd'hui d'Allende et de politique avec un grand P sur ce blog en forme de chroniques du Big Bang numérique ? Et bien parce que comme Ian Curtis ou Hunter Thompson, mais dans un genre très différent, il fait partie de mon panthéon personnel. Ce héros de la gauche post soixante-huitarde est une des figures exemplaires qui ont fait de moi ce que je suis. Et j'ai envie de faire oeuvre de transmission, en sa mémoire. Oui, ne riez pas jeunes loleurs. Quand j'étais môme, on avait l'utopie facile. Il faut dire qu'on avait le champ libre:  Sarkozy n'était encore qu'un futur cauchemar juvénile en sous-pull nylon et pantalon moule-boules qui hésitait encore entre trahir Chirac ou Giscard. Et dans ma famille, on avait le coeur et le reste trrrrès à gauche. A la maison, il y avait des tracts en pagaille à chaque retour de manif. Il y avait "L'Huma" et d'autres journaux plus rigolos comme "Actuel", "La Cause du Peuple" et son successeur "Libération", ramenés par ma tante et ses copains gauchistes. 
Résultat, à l'âge où les autres mômes chantaient à tue-tête "Zorro est arrivé" dans la cour de récré, moi j'en pinçais pour le Vietcong et pour cet autre Salvador, nommé Allende. Politiquement précoce le gamin ? Non je n'y comprenais rien de rien bien sûr. 

Mais j'étais au premières loges du grand drame qui semblait se dérouler chez les adultes. Mes parents, mon père ingénieur et syndiqué, ma mère prof et syndiquée, leurs amis communistes étaient atterrés, vraiment tristes : "Ils ont eu Salvador Allende"...j'ai entendu cette phrase catastrophée plus d'une fois, je m'en souviens. En ces belles années 70, pour la génération d'au-dessus, Allende c'était l'espoir d'un socialisme à visage humain enfin au pouvoir. Mai 68 réalisé ! A l'époque communiste, chevelu et/ou gauchiste, tout le monde l'était. Ce n'était pas une tare. C'était à la mode, mais c'était aussi une fierté d'être dans le "bon" camp. Celui du progrès, pas celui de la réaction. Les choses étaient si simples. Dans mon petit monde rouge, en noir et blanc, il y avait les gentils et les méchants. Et dans ce cas précis, les choses étaient encore plus simples: un président du peuple renversé par d'affreux militaires fascistes actionnés comme des marionnettes par la CIA ! Imparable en matière de dialectique marxiste et de lutte des classes. Du moins c'est ce que je croyais avant de rencontrer, un peu virilement, quelques années plus tard d'authentiques fascistes à la Fac: des jeunes branleurs du GUD aux idées aussi rases que leurs crânes qui chantaient à tue-tête cette chanson comme une insulte à Allende et à tous les "disparus":
"C'est un grand stade plus beau que Dachau, hisse hé oh Santiagooo. On y a mis tous les gauchos et les bolchos, hisse hé oh Santiagooo. Et à la dynamo, la Dina abat du bon boulot, hisse hé oh Santiagooo..."
Je vous épargne la suite, mais c'est dire ce qu'Allende, et ce qu'il représentait, était haïs par ces gens là.

Ce 11 septembre 1973, j'avais donc sept ans et je crois me souvenir avoir été fasciné par les images qui nous parvenaient du Chili, sur le petit écran du téléviseur familial. Peut-être, sûrement, ais-je reconstruit le film des événements à posteriori. Au fil des archives diffusées ponctuellement par la télévision, des expos consacrées à Allende à la Fête de l'Huma (où j'allais chaque année), et de mes lectures de jeunesse gauchiste... Reste que ces images sont comme imprimées de manière indélébile sur la rétine de mes yeux: un général à l'air plus méchant que nature, portant lunettes noires, uniforme d'opérette et petite moustache hitlérienne, crachant sa haine des "Rojos" ; des militaires arrêtant par centaines des jeunes aux cheveux longs dans les rues, les poussant à coup de crosse dans des camions bâchés pour les emmener dans des stades et les torturer dans les geôles de la Dina (la police secrète de Pinochet); des chars et des avions de chasse bombardant sans relâche la Moneda et Salvador Allende sortant du palais présidentiel, entouré de gardes du corps à l'air affolé, son casque et sa Kalachnikov contrastant étrangement avec son costume et son allure ordinaire de gentil notaire.

Les militaires raflent les étudiants de gauche dans les rues
Quelques minutes avant l'assaut final de la Moneda
La dernière photo de Salvador Allende
 Salvador Allende venait de prononcer son dernier discours. Et quel discours !
En le réécoutant des années plus tard dans une émission historique sur France-Inter ou Culture, j'ai su ce qu'était un homme politique avec un grand P. Un homme de la trempe des Jean Jaurès et des Léon Blum, un perdant magnifique de l'Histoire, assassiné par la bête immonde comme Karl Liebnecht, Rosa Luxembourg, Andreu Nin ou Buenaventura Durruti. Derrière ses allures de notaire débonnaire, il y avait un formidable orateur soucieux de laisser une trace et un testament politique à ses contemporains et aux générations futures. 
Voici donc un extrait de ce discours d'adieu que je vous livre pour la beauté du geste et le devoir de mémoire. En relisant ces mots, j'ai une pensée pour lui: Honneur et Dignité à Salvador Allende. Quant à cette vieille ordure de Pinochet, mort dans son lit en 2006 sans jamais avoir été jugé pour ses crimes*, qu'il sombre à jamais dans les oubliettes de l'histoire...
  
(...)"C'est peut-être la dernière possibilité que j'ai de m'adresser à vous. Les forces armées aériennes ont bombardé les antennes de Radio Portales et Radio Corporación. Mes paroles n'expriment pas l'amertume mais la déception et ces paroles seront le châtiment de ceux qui ont trahi le serment qu'ils firent (...)
Ils ont la force, ils pourront nous asservir mais nul ne retient les avancées sociales avec le crime et la force. L'Histoire est à nous, c'est le peuple qui la construit (...) 
Travailleurs de ma patrie ! J'ai confiance au Chili et à son destin. D'autres hommes dépasseront les temps obscurs et amers durant lesquels la trahison prétendra s'imposer. Allez de l'avant tout en sachant que bientôt s'ouvriront de grandes avenues sur lesquelles passeront des homme libres de construire une société meilleure.
Vive le Chili ! Vive le peuple ! Vivent les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles. J'ai la certitude que le sacrifice ne sera pas inutile.
Et que pour le moins il aura pour sanction morale : La punition de la félonie, de la lâcheté et de la trahison.
"
Grâce à Youtube, je vous propose aussi d'entendre la voix de Salvador Allende. Elle nous dit le courage et l'engagement, la morale et le bien public, face aux privilèges, à l'injustice et à la brutalité. Elle nous dit aussi "en ces temps là les choses étaient plus simples, il y avait les bons et les méchants". En fait, les choses sont peut-être toujours aussi simples mais on l'a sans doute oublié: Hasta la victoria sempre companeros !


J-C.F

* Selon le rapport Rettig de 1991, le nombre officiel des victimes de la junte militaire de Pinochet est de 2 279 victimes dont 641 morts « dans des conditions non élucidées » et 957 disparus. La Commission chilienne sur la prison politique et la torture dans le rapport Valech de 2004 a elle comptabilisé 33 221 arrestations arbitraires et cas de tortures entre 1973 et 1990, dont 27 255 pour des raisons politiques. Enfin, environ 800.000 personnes se sont exilées, sur une population de moins de 12 millions de Chiliens...

10 commentaires:

  1. Depuis ce matin, moi aussi, je pense à lui. Merci pour cet article et pour les souvenirs qu'il a réveillés.

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  2. Merci beaucoup pour cet article, bel hommage en des temps bien difficiles.

    http://www.mleray.info/

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  3. Merci pour ce billet, parce que c'est aussi un héros, et un grand pour moi ! Le 11 septembre c'est sa mort dont je me souviens...

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  4. Bel hommage, et belle plume, à la mémoire d'Allende. Il restera dans nos coeurs.

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  5. Philippe Guillaume21 avril 2011 à 19:26

    Un très bel article digne du grand professionnel que tu es. Libé à bien de la chance...
    Amitiés
    Philippe

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  6. Merci Jean-Christophe pour ce très bel hommage. J'avais 10 ans quand Allende a été tué, et je me rappelle très bien les infos à la radio... cet événement, avec d'autres comme la coupe du monde de foot en Argentine alors qu'une junte militaire était au pouvoir, a contribué à faire de moi ce que je suis aujourd'hui.

    Et parce que je suis né en mars 1963 j'ai eu la chance de pouvoir voter à la présidentielle de 1981, et ça ça reste un formidable souvenir :-)

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  7. Je suis trop jeune pour avoir connue cette période mais je me souviens d'un documentaire vu avec ma classe de 1ere. Alors que je commençais à peine à m'intéresser aux questions politiques je me rappelle être sortie de ce film avec une impression de gâchis immense. Je n'avais jamais entendu de paroles politiques qui exprime aussi bien ce qui me semblait évident : à gauche évidemment mais plus fin, plus éclairé, moins violent que le Che ou bien sur Castro. Et puis surtout cette preuve en image que ça pouvait marcher, que ce n'était pas juste une belle utopie, que ça ne finissait pas forcément en régime dictatorial horrible.

    Une impression de gâchis donc, à la vue de la façon dont tout ça s'était terminé ( le réalisateur ne laissait pas beaucoup de doutes sur la cause réelle de la mort d'Allende, il n'était manifestement pas partisan de la thèse du suicide) et un dégout augmenté de américains...évidemment.

    Les slogans pro Allende me sont rester dans la tête jusqu'à aujourd'hui : "Allende, Allende, el pueblo te sostene"

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  8. Mais oui, les choses sont toujours aussi simples :)
    Allende me fait toujours penser par association d'idées à la chanson de Victor Jara par Gilles Servat, encore un vieux truc seventies qui doit bien faire loler les loleurs... http://www.youtube.com/watch?v=SsxRM1jzkcU

    On s'en fout, Venceremos !
    & merci pour cet article.

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  9. felicitaciones,Allende mas vivo que nunca


    http://salvadorallende1908presentesiempre.bligoo.com

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  10. voilà comment je l'ai vécu en 1973
    http://www.penseelibre.fr/souvenirs-anterieurs-a-la-dictature-de-pinochet
    , ce fut la fin des rêves mais on le saura plus tard.
    le Chili ne s'en n'est jamais remis

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